19.
Le croiseur lourd jhlupien Ucalegon – quarante fois plus rapide que le meilleur vaisseau de l’Habilitement Sichultien – achemina Veppers jusqu’à la Cité-Caverne de Iobe, sur Vebezua, en moins de deux jours. Vebezua était la planète la plus excentrée de l’Habilitement, au sein d’une petite spirale d’étoiles qu’on appelait le Tourbillon de Chunzunzan, un groupe d’étoiles anciennes où se trouvait également le système de Tsung.
— Bien sûr que je parle sérieusement. Pourquoi ne puis-je pas tout simplement m’en acheter un ?
— Ils ne sont pas à vendre.
— Pourquoi pas ?
— Ce n’est pas la politique en la matière.
— Alors, changez-la.
— La politique ne peut être changée.
— Pourquoi la politique ne peut-elle être changée ?
— Parce que changer la politique n’est pas la politique.
— Vous tournez en rond, là.
— Je ne fais que vous suivre.
— Non, pas du tout. Je suis direct. Vous éludez la question.
— Néanmoins.
— … C’est tout ? « Néanmoins », et on en reste là ?
— Oui.
Veppers, Jasken et une demi-douzaine des acolytes de Veppers, ainsi que l’assistant principal du Jhlupien et un officier de rang intermédiaire de l’Ucalegon, partageaient un aérocar asservi qui se frayait un chemin à travers l’une des immenses grottes de la Cité-Caverne de Iobe. La grotte avait une largeur moyenne d’à peu près un kilomètre. C’était un énorme tuyau au fond duquel coulait une petite rivière. Les bâtiments, terrasses, promenades et boulevards de la ville s’élevaient progressivement depuis la berge, suivant une pente de plus en plus abrupte jusqu’à mi-hauteur de la grotte, où les bâtiments devenaient des falaises vertigineuses. Certains allaient même au-delà, en s’accrochant en surplomb à la paroi supérieure. Les rails d’asservissement de l’aérocar étaient placés encore plus haut, arc-boutés en une succession de grues géantes. Une série d’énormes trous ovales étaient creusés dans la voûte pour laisser pénétrer les rayons du soleil.
Très proche de son étoile qui ne cessait de gagner en puissance, la planète était baignée de radiations trop fortes, mais par chance, des continents entiers étaient constitués de roches calcaires profondément érodées, fournissant d’immenses réseaux de cavernes dans lesquelles les habitants – animaux indigènes et visiteurs sichultiens – pouvaient s’abriter. Il fallait se rendre dans les très hautes ou les très basses latitudes pour trouver un climat supportable. Les pôles étaient des havres de fraîcheur, et il arrivait même que leurs collines soient enneigées.
— Xingre, dit Veppers en secouant tristement la tête, vous êtes mon fidèle associé en affaires, et même un ami à votre étrange façon aliène, mais il se pourrait qu’en l’occurrence, je sois obligé de vous passer par-dessus la tête, pour ainsi dire. Ou par-dessus votre carapace.
— Carapace. Mais dans notre langage, l’expression est plutôt : obligé d’aller hors de votre portée.
— Alors, à qui faudrait-il que je m’adresse ?
— À quel sujet ?
— Pour acheter un vaisseau spatial.
— À personne. Il n’y a personne à qui s’adresser parce que de tels sujets ne sont pas couverts.
— Pas couverts ? Est-ce une autre façon de dire que ce n’est pas la politique ?
— Oui.
— Lieutenant, dit Veppers en s’adressant à l’officier qui flottait également, ses douze membres soigneusement repliés sur l’un des coussins servant à la fois de siège et de traducteur. Est-ce bien vrai ?
— Qu’est-ce qui est bien vrai, monsieur ?
— Qu’il n’est pas possible d’acheter l’un de vos vaisseaux ?
— Il n’est pas possible d’acheter les vaisseaux de notre flotte.
— Pourquoi pas ?
— Ce n’est pas la politique.
Veppers poussa un grand soupir.
— Oui, fit-il en regardant Xingre, c’est ce qu’on m’a dit.
— Il est rare que les marines de guerre vendent leurs vaisseaux, surtout si ce sont les meilleurs, dit Xingre.
— Vous me le louez déjà, fit remarquer Veppers.
— Ce n’est pas pareil, répondit l’officier. Nous en conservons le contrôle. S’il vous était vendu, c’est vous qui en auriez le contrôle.
— Il ne s’agirait que d’un seul, insista Veppers. Je ne veux pas votre flotte entière. Non, vraiment, c’est beaucoup d’histoires pour pas grand-chose. Vous êtes de tels puristes !
Un jour, Veppers avait demandé à l’ambassadrice Huen s’il était possible d’acheter un vaisseau de la Culture. Elle l’avait regardé une seconde avant d’éclater de rire.
L’aérocar prit de l’altitude pour éviter un grand pont en travers de leur passage. L’appareil resta horizontal tandis que le chariot fixé au réseau de rails d’asservissement enroulait les quatre câbles en monofilament reliés à la cabine.
La ville de Iobe avait interdit les machines volantes pendant des siècles avant de les autoriser, mais après deux ou trois accidents qui avaient entraîné la destruction de plusieurs bâtiments importants et de ponts naturels d’intérêt historique, un compromis avait été trouvé. Les aérocars étaient autorisés à condition d’être reliés à des rails fixés au plafond des cavernes, et contrôlés automatiquement.
— Les meilleurs vaisseaux jhlupiens sont ceux de la flotte militaire jhlupienne, dit le lieutenant. C’est une situation que nous préférons maintenir. Elle permet d’éviter que des vaisseaux civils soient plus rapides que les nôtres, ce qui pourrait s’avérer embarrassant. La plupart des entités gouvernementales adoptent cette politique.
— Les Sichultiens vendent-ils leurs meilleurs vaisseaux à leurs inférieurs ? demanda Xingre.
— Je vous en offrirais un bon prix, dit Veppers en regardant les deux Jhlupiens. Un très bon prix. Vous pourriez même retirer tout l’armement. C’est la vitesse qui m’intéresse.
— Les vaisseaux de la Culture sont encore plus rapides, monsieur, dit Jasken.
— Ah, vraiment ? fit Veppers en le regardant froidement.
— C’est vrai pour certains, confirma le lieutenant.
— Quel serait le prix d’un vaisseau comme l’Ucalegon ? demanda Veppers. En supposant qu’il soit à vendre ?
— Impossible à dire, répondit le lieutenant.
— Vous devez quand même savoir combien vos vaisseaux ont coûté, insista Veppers. Vous êtes bien obligés de les évaluer, vous devez avoir un budget pour pouvoir en construire et en utiliser un certain nombre.
— Un prix réaliste pourrait dépasser le produit intérieur brut global de l’Habilitement Sichultien, dit Xingre.
Veppers sourit.
— J’en doute fort.
Xingre émit un petit rire.
— Ce n’en est pas moins vrai.
— En plus, dit le lieutenant, il y a des traités dont il faut tenir compte.
Veppers échangea un regard avec Jasken.
— Ah, oui, je suis sûr qu’il y en a…
— En tant que membres responsables de la communauté intercivilisationnelle et du Conseil Galactique, dit l’officier, nous sommes signataires de traités nous interdisant de suréchelonner certaines technologies.
— Suréchelonner ? répéta Veppers d’un air de dire « Qu’est-ce que c’est encore que cette connerie ? ».
— Un terme technique, expliqua Xingre. On peut offrir ou vendre une technologie située un échelon au-dessous du niveau civilisationnel, mais pas plus haut.
— Ah, oui… maugréa Veppers. C’est ce qui fait que chacun reste à sa place, c’est ça ?
Xingre se balança sur son coussin brillant pour regarder par le hublot.
— Ah, fit-il, quelle ville magnifique !
— Et de plus, dit l’officier, nous sommes tenus de conserver le contrôle de la technologie en question pour empêcher qu’elle ne soit revendue plus bas dans l’échelle technologique par des gredins jouant un simple rôle d’intermédiaires de façon frauduleuse.
— Certificats d’utilisateur final, confirma Xingre.
— Alors, comme ça, dit Veppers, nous sommes obligés d’attendre d’être sur le point d’inventer nous-mêmes quelque chose avant de pouvoir l’acheter à un autre ?
— C’est en gros le principe, dit Xingre.
Il agita l’un de ses membres verts pour désigner une arche abondamment décorée et particulièrement élancée sous laquelle ils passaient.
— Voyez, grande élégance de forme !
Il adressa un signe aux piétons qui traversaient le pont, mais personne ne les regardait, et de toute façon, la bulle du cockpit était en verre réfléchissant.
— De tels traités et accords empêchent le libre-échange débridé, expliqua le lieutenant.
Veppers ne sembla pas impressionné.
— Hmm. Libre-échange débridé, fit Xingre avec un petit bruit exprimant la désapprobation.
L’appareil amorça un virage pour s’engager dans une grotte latérale. Ce nouveau tunnel avait un diamètre deux fois plus petit. L’appareil se redressa et descendit à l’horizontale avant de s’enfoncer dans l’obscurité. Cette caverne ne possédait pas d’ouvertures pour laisser entrer le soleil, ni aucun bâtiment. Un écran s’alluma pour afficher la vue devant eux : des parois rocheuses irrégulières qui se prolongeaient au loin.
— Le libre-échange débridé, moi, ça me plaît bien, dit Veppers à voix basse.
Ils étaient assis dans un bateau en papier sur un lac de mercure, éclairé par un large faisceau de lumière provenant d’une ouverture creusée dans la voûte un peu plus loin. Veppers avait apporté spécialement un lingot d’or pur. Il ôta son masque un instant.
— Jette-le dedans, dit-il à Jasken après avoir ôté son masque un instant.
Celui-ci garda le sien.
— Vous pouvez parler à travers le masque, monsieur.
Veppers se contenta de froncer les sourcils et hocha la tête avec impatience.
Jasken sortit le lingot de sa tunique et le jeta par-dessus bord. Le lingot brillant s’enfonça dans la surface argentée et disparut.
En agrippant les bords du bateau, Veppers s’amusa à le faire se balancer.
— C’est vraiment du papier ? demanda-t-il à Xingre en écartant de nouveau son masque.
Le Jhlupien, lui, n’en avait pas besoin. Les vapeurs de mercure n’étaient pas nocives pour son espèce.
— C’est du papier, confirma-t-il. Compressé. (Il illustra le concept en écartant puis en rapprochant ses membres.) C’est plus facile pour s’en débarrasser.
Quand l’aérocar avait atteint la limite du système de rails d’asservissement, il s’était posé et les câbles avaient été détachés, puis il avait redécollé pour s’engager dans d’autres tunnels de plus en plus petits avant d’atteindre enfin la grotte abritant le Lac de Mercure, l’une des rares attractions touristiques de Vebezua.
L’aérocar s’était placé en vol stationnaire à quelques centimètres de la surface pour leur permettre d’embarquer directement dans le bateau en papier. Bien sûr, ils auraient pu simplement marcher sur le mercure – et c’est ce que Veppers aurait bien aimé faire –, mais apparemment, c’était interdit, ou mal vu, ou ça donnait mal au cœur. Il trouvait aussi que le lac aurait pu être un peu plus propre. Il y avait de la poussière et des particules de roche à la surface.
Le bateau était un peu absurde. On aurait dit une version géante d’un pliage d’enfant. Bien sûr, il aurait pu être en or, même sous forme de simple radeau, ou tout autre élément avec un numéro atomique plus faible que celui du mercure. Du plomb ne pourrait pas flotter dans le mercure, mais de l’or, si. L’or était juste avant le mercure dans le tableau périodique des éléments. Veppers jeta un coup d’œil par-dessus bord, là où son lingot avait pénétré le métal liquide, mais il n’était pas encore remonté à la surface.
Après les avoir déposés dans le bateau, l’aérocar était reparti en emmenant les deux autres Jhlupiens avec lui. À part son désir d’afficher son importance aux yeux de la marine jhlupienne, Xingre n’avait en fait nullement besoin de son assistant. Quant aux militaires, tout en étant contractuellement obligés d’amener Veppers ici en toute sécurité, ils n’avaient pas souhaité être mêlés à ce qui allait se passer et se conclure ici.
Un autre aérocar, plus petit celui-là, s’approchait d’eux. Jasken l’observa à travers ses macrolentilles. Le bateau en papier flottait à quelque deux cents mètres de la plus proche paroi de la caverne. Le Lac de Mercure n’était pas d’origine naturelle, mais on ignorait totalement qui avait eu l’idée de mettre une quantité aussi énorme de métal dans un endroit aussi reculé, un labyrinthe naturel dans les profondeurs d’une planète elle-même très isolée. L’appareil qui s’approchait ne mesurait pas plus de trois mètres sur quatre. Bien petit pour deux personnes d’espèces différentes, songea Jasken. Il avait plusieurs armes sur lui, dont une cachée dans son plâtre. Il résista au désir de les vérifier une fois de plus. Il savait déjà qu’elles étaient toutes parfaitement prêtes à être utilisées.
Sa vision à travers les macrolentilles était un peu perturbée par les vapeurs de mercure qui flottaient dans la grotte. Celle-ci avait globalement la forme d’une sphère de cinq cents mètres de diamètre, à moitié remplie de mercure. Une activité volcanique en chauffait le fond en permanence, produisant de temps en temps d’énormes bulles. C’étaient elles qui dégageaient des gaz nocifs pour les panhumains ainsi que pour de nombreuses autres créatures biologiques. Elles rendaient également presque impossible toute détection de vibrations dans l’air à l’aide de lasers, ou toute autre forme de surveillance.
Le bateau en papier se maintenait relativement près du centre, mais suffisamment éloigné pour ne pas chavirer dans les vagues provoquées par ces bulles intermittentes. Cette activité volcanique n’était pas non plus naturelle. Quelques centaines de milliers d’années plus tôt – longtemps avant que les Sichultiens ne débarquent pour trouver une planète habitable, mais dépourvue de toute forme de vie intelligente –, un puits avait été creusé dans des dizaines de kilomètres de roche pour créer la petite géode de magma qui chauffait la caverne et entretenait le frémissement du lac. Personne ne savait qui avait fait ça, ni pourquoi. On pensait généralement qu’il s’agissait d’un acte religieux, ou d’une œuvre d’art.
Tandis que Jasken observait l’approche de l’aérocar, Veppers continuait de regarder par-dessus bord. Il vit le losange d’or réapparaître enfin à la surface. Il tapa sur l’épaule de Jasken, qui récupéra le lingot.
L’aérocar se posa à côté du bateau. Il avait la forme d’une balle de fusil faite de chrome et de verre coloré. Il se fendit dans sa longueur et s’ouvrit, révélant une masse luisante où l’on pouvait distinguer une sorte d’ellipsoïde pourvu de tentacules à chaque extrémité.
— Bienvenue, ami de Flekke, dit Xingre.
— Bonjour, répondit une voix manifestement synthétique. Chruw Slude Zsor, Fonctionnarien Général.
— C’est un honneur, répondit Xingre en s’inclinant sur son coussin flottant.
— Nous pensions que vous viendriez avec le négociateur nauptrien, dit Veppers à travers son masque.
— C’est moi, je suis là, dit l’aérocar contenant le Flekkien dans ce qui – d’une façon paradoxale – semblait une voix beaucoup plus organique. Bien que je ne sois pas nauptrien, j’appartiens au Reliquariat de Nauptre. Vous attendiez-vous à trouver un échantillon de notre espèce alimentaire, ou s’agirait-il d’une erreur ?
— Excuses très humbles, dit Xingre en étendant très discrètement un de ses membres vers Veppers, qui comprit le geste et accepta de se taire. Nous autres espèces biologiques, ajouta-t-il en mettant un petit rire dans sa voix, dans telles circonstances subtiles, avec effet sporadique fausse route nous faisons.
Veppers sourit intérieurement. Il avait déjà remarqué comme la maîtrise du langage du Jhlupien pouvait fluctuer très utilement à l’occasion, lui permettant d’afficher aussi bien une intelligence aiguë qu’une balourdise indécrottable.
Le Reliquarien, peut-être déconcerté par cette remarque, resta silencieux un moment. Il dit enfin :
— Pour présenter. Je suis 200.59 Risytcin, Service Extra-Juridictionnel du Reliquariat de Nauptre, Médiaire Plénipotentiaire.
— Je vous en prie, fit Xingre en indiquant le bateau, embarquement.
L’engin en balle de fusil glissa en avant et vint se placer juste au-dessus du fond plat du bateau.
— Splendide, dit Xingre.
Il leva cinq ou six de ses membres pour saisir un couvercle en papier compressé qu’il rabattit sur eux, les isolant de l’extérieur. Ils pouvaient encore se voir à la lueur du coussin flottant du Jhlupien et de l’intérieur du Reliquarien. Veppers trouva la scène presque romantique, à condition d’aimer les aliens bizarres et les machines fanatiques avec un penchant marqué pour les supplices.
— Eh bien, dit Veppers au Flekkien et au Reliquarien, bonjour à vous deux. Merci d’être venus, et d’avoir accepté que notre discussion se déroule en sichultien.
— Il est plus facile pour nous de nous abaisser à parler votre langue que pour vous de tenter de vous exprimer dans la nôtre, beaucoup plus sophistiquée, répliqua le Reliquarien.
Veppers sourit.
— Ma foi, j’espère simplement que quelque chose s’est perdu dans la traduction. Bon, maintenant, je crois qu’il reste encore à régler cette histoire ridicule de masques.
L’histoire ridicule de masques en question signifiait que tous devaient porter une sorte de casque relié par un tuyau à un boîtier central. Ainsi, ils pourraient se parler et s’entendre sans que leur conversation risque d’être interceptée. Veppers trouvait ce système complètement absurde, mais apparemment, dans ce monde d’encryptographie superquantique polyphasée, c’était la dernière chose à laquelle un espion s’attendrait. En particulier, le Reliquariat de Nauptre trouvait l’idée parfaitement géniale et avait insisté pour qu’on l’utilise.
Il fallut un moment pour mettre les choses en place et que tous soient équipés. 200.59 Risytcin avait insisté pour examiner le lingot d’or que Jasken avait dans la poche ainsi que ses macrolentilles, sur lesquelles il s’attarda longuement, les tournant dans tous les sens dans son champ manipulateur et allant même jusqu’à essayer de les démonter. Mais il finit par les déclarer inoffensives et il les rendit à Jasken. Celui-ci avait l’air mécontent, et il les nettoya soigneusement avant de les réajuster sur ses yeux.
— Venons-en à nos affaires, dit Xingre une fois tout le monde satisfait et les échanges de banalités effectués.
Il y avait un effet d’écho dans sa voix étouffée par le système de tuyaux interconnectés. Ainsi reliés les uns aux autres, accroupis dans cet habitacle à peine éclairé, on aurait dit un groupe disparate de survivants d’un étrange et terrible naufrage.
Le Reliquarien prit la parole.
— Déclaration d’introduction et position préliminaire du RdN, avec superposition similaire relative à Flekke. Nous avons de bonnes raisons de penser que la faction anti-Enfers dans la confliction en cause – concernant des propositions d’intrusions infondées dans certaines réalités virtuelles – est aux abois. Elle pourrait tenter de faire intrusion dans le Réel. Une source possible d’intrusion est susceptible de se produire par le biais du Disque Tsungariel. Nous chercherons à empêcher cet événement de se produire, et nous attendons de nos amis et alliés qu’ils coopèrent à cette opération. La collaboration de la Corporation Véperine s’inscrit dans cette définition. À Mr Veppers de la Corporation Véperine : veuillez faire part de votre position et de vos intentions.
Veppers hocha la tête.
— Tout cela est fort intéressant, dit-il. Ainsi donc, nous pouvons considérer que le représentant du RdN parle également au nom des Flekkiens ?
— Certes, répondit la forme ellipsoïde à l’intérieur du Reliquarien. Comme indiqué.
À travers le réseau de tuyaux, sa voix semblait liquide, ce qui était tout à fait approprié.
— Et vous parlez également au nom de la FCGF ? demanda Veppers.
— La Fédératie Culturelle Géseptienne-Fardésile n’a pas besoin d’être présente, les informa le Reliquarien. Son assentiment est présupposé et assuré.
Veppers fit un large sourire.
— Magnifique !
— Pour répéter : Votre position et vos intentions, Mr Veppers, en votre nom, celui de la Corporation Véperine et de l’Habilitement Sichultien dans toute la mesure où vous pouvez en répondre, dit le Reliquarien.
— Très bien, fit Veppers. Voici donc : sous réserve d’aboutir à un résultat satisfaisant dans la négociation présente, ma position est que je soutiens fermement l’attitude et les valeurs de nos excellents amis et alliés, le RdN et les Flekkiens, et que je ferai tout ce qui est en mon modeste pouvoir pour leur faciliter la réalisation de leurs objectifs stratégiques. (Il sourit en écartant largement les mains.) Je suis à vos côtés, bien sûr. À condition que le prix soit correct, naturellement.
— Quel est ce prix ? demanda Chruw Slude Zsor, Fonctionnarien Général pour Flekke.
— J’ai récemment perdu quelque chose qui m’était très précieux. J’ai aussi découvert que j’avais gagné quelque chose par la même occasion, une chose que je n’aurais sans doute pas souhaitée moi-même.
— Y aurait-il un rapport avec les restes du lacis neural de la Culture qui se trouve dans l’une des poches de votre serviteur ? demanda 200.59 Risytcin.
— Comme c’est bien vu. Oui, c’est exact. J’aimerais étudier la possibilité de remplacer ce que j’ai perdu par un exemplaire identique, et j’aimerais bénéficier de l’aide, et même de la protection, du RdN et de Flekke au cas où quelqu’un – qui que ce soit – voudrait me faire du tort dans des circonstances qui pourraient être liées au lacis neural en ma possession.
— Cela me paraît un peu vague, dit Chruw Slude Zsor.
— J’ai l’intention d’être beaucoup moins vague quand nous aborderons la question de la contrepartie financière et du transfert de technologie. Ce que je souhaite pour l’instant, c’est une simple déclaration d’intention plus qu’autre chose.
— Les Flekkiens sont heureux de vous l’accorder, dit Chruw Slude Zsor.
Il y eut un petit silence avant que le Reliquarien déclare :
— Similairement.
— Sous réserve du contrat, ajouta le Flekkien.
— Également similairement, confirma 200.59 Risytcin.
Veppers hocha doucement la tête.
— Très bien, dit-il. Nous pourrons voir les détails plus tard, mais pour l’instant, j’aimerais aborder l’aspect financier de ces discussions. Mr Jasken ici présent va enregistrer nos délibérations à l’aide de ses macrolentilles, à partir de maintenant et jusqu’à nouvel ordre, chacun de nous ayant un droit de veto. Nous sommes tous bien d’accord là-dessus ?
— D’accord, dit 200.59 Risytcin.
— Le principe est accepté, dit Chruw Slude Zsor. Cela étant, dans la mesure où tout ce que nous vous demandons est de ne rien faire, et le prix de l’inaction étant traditionnellement considérablement inférieur à celui de l’action, nous espérons que vous n’abordez pas ces négociations avec un niveau d’expectative trop irréaliste.
Veppers sourit.
— Je vous assure que vous trouverez difficilement plus raisonnable que moi.
Veppers possédait de nombreux intérêts sur Vebezua, et il passa le reste de la journée en une série de réunions d’une nature plus conventionnelle que celle qui s’était tenue sur le Lac de Mercure.
Ce soir-là, les autorités avaient organisé une réception en son honneur dans une grande salle de bal suspendue à des câbles au centre de la plus large ouverture circulaire, au-dessus des cavernes principales de la ville. La salle était à ciel ouvert.
Vebezua était très proche de son étoile, et Iobe était située presque au niveau de l’équateur. Dans la journée, avec le plafond rétracté, la chaleur et l’éclat du soleil auraient été insupportables, mais la nuit, cela permettait d’admirer la splendeur du firmament, une nuée de lumières multicolores dont l’effet était renforcé par un grand croissant de lune et le scintillement des habitats et satellites artificiels tournant autour de la planète.
Cela faisait des dizaines d’années que Veppers se rendait régulièrement sur Vebezua pour ses affaires, et il possédait une des plus belles résidences de la ville intérieure, mais celle-ci était encore une fois en travaux de réaménagement. Il avait donc décidé de loger dans le plus bel hôtel de Iobe, où sa suite d’appartements, pour lui et son entourage, occupait les deux derniers étages. L’hôtel lui appartenait, naturellement, et il n’y avait eu aucune difficulté à organiser cette réservation, même dans des délais relativement courts.
Pour des raisons de sécurité, il dormait tout au fond de l’hôtel, là où la plus grande et la plus belle chambre – bien que dépourvue de fenêtres – avait été taillée dans la roche.
Avant de se retirer pour la nuit, il demanda à Jasken de venir le voir dans l’un des saunas. Ils étaient assis face à face, entièrement nus, dans un nuage de vapeur.
— Ouh là, ton bras a sacrément pâli, dit Veppers.
Jasken avait retiré son plâtre et l’avait laissé à l’extérieur. Le poing serré, il gonfla son biceps.
— On doit me le retirer la semaine prochaine.
— Hmm, fit Veppers. Dis-moi, le Reliquarien… Est-ce qu’il a mis quelque chose dans tes macrolentilles ?
— Je pense. Sans doute un traceur. Trop petit pour en être sûr. Dois-je les donner aux techniciens de Xingre, pour qu’ils vérifient ?
— Fais-le demain. Ce soir, tu restes ici.
Jasken fronça les sourcils.
— Vous êtes sûr ?
— Tout à fait. Ne t’inquiète pas pour moi.
— Je ne pourrais pas simplement laisser les macrolentilles de côté ?
— Non. Et fais quelque chose de mémorable.
— Pardon ?
— Quelque chose de mémorable. Va dans un club et déclenche une bagarre, ou débrouille-toi pour que deux filles se battent pour toi, ou jette une pute dans une barrique de vin, tout ce que tu voudras du moment qu’on te remarque. Rien de trop grave quand même, bien sûr, pas au point que quelqu’un ait l’idée de me réveiller, mais quelque chose qui montrera clairement que tu es encore là.
Veppers vit que Jasken le regardait d’un air particulier. Il baissa les yeux vers son bas-ventre.
— Ah, oui, bon… Rien que de parler de putes, ça me fait cet effet-là. Je vais devoir faire quelque chose. (Il sourit à Jasken.) La réunion est terminée. Va dire à Astil que je me débrouillerai tout seul ce soir, et qu’on m’envoie Pleur.
*
L’immense lit circulaire de la suite était entouré d’un système de rideaux et de voiles concentriques. Après les avoir tirés et activé les monofilaments cachés dans le tissu afin de le raidir, il était impossible de voir de l’extérieur que le lit s’était enfoncé dans le sol et rétracté dans la paroi rocheuse au-dessous.
Veppers laissa Pleur endormie. Elle avait encore au cou la minuscule capsule de drogue qui pourrait la maintenir inconsciente pendant plusieurs jours si nécessaire. La capsule avait exactement l’aspect d’un insecte, ce que Veppers trouvait particulièrement ingénieux. Il fallait qu’il pense à demander à Sulbazghi de lui en fournir quelques autres.
Le lit retourna à sa place tandis que Veppers franchissait le tunnel faiblement éclairé pour embarquer dans un petit véhicule souterrain. Pas très différent de la forme du Reliquarien, songea-t-il en rabaissant la portière. Il activa l’engin et appuya sur un bouton pour lui donner l’ordre de partir. L’accélération l’enfonça contre le dossier de son fauteuil. Le Reliquariat. Bien agaçante, cette espèce – ou ce type de machine, difficile à savoir. D’un autre côté, bien utile aussi, parfois. Même si, en la circonstance, elle ne jouait qu’un rôle de diversion…
Il tapa le code de destination. Le réseau souterrain privé comportait plusieurs arrêts, la plupart situés dans la ville de Iobe et presque tous à l’intérieur de bâtiments lui appartenant. Il y en avait cependant un qui se trouvait au fond d’une ancienne mine, loin dans le désert de karst à un quart d’heure et plus de cent kilomètres de la périphérie de la ville.
La navette camouflée de la FCGF l’y attendait, une silhouette sombre comme un dôme de nuit posé sur les roches déchiquetées. Il embarqua, et quelques instants plus tard, l’appareil s’éleva silencieusement en restant subsonique, puis il accéléra une fois dans l’espace et se fraya un chemin au milieu des couches d’habitats, de fabs et de satellites en orbite. Il s’amarra enfin à un vaisseau beaucoup plus grand, mais tout aussi furtif, qui se tenait légèrement au-dessus d’une orbite géosynchrone. Le vaisseau ellipsoïdal avala la navette et se glissa dans l’hyperespace en troublant à peine la trame de l’espace réel.
Veppers fut accueilli par un groupe de petites créatures, évidemment aliènes mais d’une grande beauté éthérée, avec une peau d’un bleu argenté qui se transformait en écailles délicates – fines comme des ailes d’insectes et iridescentes comme de petits arcs-en-ciel de dentelle – là où la plupart des panhumains avaient des cheveux. Ces aliens portaient des vêtements blancs en tissu très fin, et ils avaient de grands yeux arrondis. L’un d’eux s’avança.
— Mr Veppers, dit-il d’une voix chantante et mélodieuse, quel plaisir de vous revoir. Vous êtes particulièrement le bienvenu à bord du Messager de Vérité, Unité de Contact de classe Rescousse de la FCGF.
— Bonsoir tout le monde, dit Veppers en souriant. C’est formidable d’être parmi vous.
— Et qu’est-ce que vous êtes censé être ?
— Je suis l’ange de la vie et de la mort, Chay. Le moment est venu.
La créature était apparue dans sa chambre au beau milieu de la nuit. Une novice dormait dans un fauteuil à son chevet, mais elle ne s’était même pas donné la peine de la réveiller. Dans son cœur, elle savait que c’était une chose qu’elle allait devoir affronter, ou endurer, toute seule.
L’ange avait une forme à mi-chemin entre un bipède et un quadrupède. Ses pattes de devant ressemblaient encore à des jambes, mais elles étaient beaucoup plus courtes que ses pattes postérieures. Elle possédait une seule trompe, et deux ailes immenses battaient doucement dans son dos. Elles étaient d’une largeur incroyable, beaucoup trop grandes pour tenir dans la pièce, et pourtant – selon la logique censée s’appliquer ici – elles semblaient avoir toute la place nécessaire. La chose qui prétendait être l’ange de la vie et de la mort flottait au-dessus du pied de son lit, là où l’on s’attend en général à voir apparaître ces créatures, si on croit à ce genre d’histoires. Et peut-être même si on n’y croit pas, songea-t-elle.
Elle se demanda si elle ne devrait pas secouer la novice pour la réveiller. Mais ce serait un tel effort… Tout semblait exiger de trop gros efforts, ces derniers temps. Se lever du lit, se baisser, se pencher, se relever, manger, déféquer, absolument tout. Et même voir, bien sûr. Cela étant, elle avait l’impression de voir ce prétendu « ange de la vie et de la mort » beaucoup plus nettement que normal.
C’était donc une apparition, une virtualité, quelque chose comme ça. Après toutes ces années, se dit-elle, enfin une preuve concrète, au-delà de ses propres souvenirs estompés et de l’encre palie sur les pages de son journal roussi, que tout ce qu’elle avait vécu dans le Réel et dans l’Enfer était vrai, et non pas le seul fruit de son imagination.
— Vous voulez dire que le moment est venu pour moi de mourir ?
— Oui, Chay.
— Ma foi, je vais être obligée de vous décevoir, qui que vous soyez ou prétendez être. D’un certain point de vue, je suis déjà morte. J’ai été tuée par le roi de l’Enfer en personne. (Elle eut un petit rire étouffé.) Ou en tout cas, par un énorme salopard de machin. En considérant les choses…
— Chay, tu as vécu ici, et maintenant, le moment est venu de mourir.
— … sous un autre angle, vous ne pouvez pas me tuer. (En tant que Supérieure du Refuge, cela faisait de nombreuses années que plus personne ne l’interrompait.) Parce que, dans l’endroit d’où je suis venue à l’origine, je suis encore vivante, ou du moins je le présume, et que je continuerai de l’être quels que soient les vilains tours que vous…
— Chay, tu dois te taire, à présent, et te préparer à rencontrer ton créateur.
— Je n’ai pas de créateur. Mon créateur était l’univers, ou mes parents. Ils vivaient encore quand je suis entrée dans l’Enfer. Est-ce que vous pouvez vous rendre utile en me disant comment ils vont ? Toujours vivants ? Décédés ? Alors ? Hein ? Quoi ? Ah, je me disais bien, aussi… « Créateur »… Allons donc ! Quelles fariboles cherchez-vous à me faire…
— Chay ! cria la chose.
Chay se dit qu’elle avait crié vraiment fort, et sans doute même – compte tenu de sa surdité – extrêmement fort. Pourtant, la jeune novice continuait de dormir paisiblement dans le fauteuil à côté de son lit. Elle avait bien fait de ne pas gâcher ses forces à essayer de la réveiller.
— Tu vas mourir, lui dit l’apparition. N’as-tu pas le désir de voir Dieu et d’être acceptée dans Son amour ?
— Allons, ne soyez pas bête. Dieu n’existe pas.
C’était ce qu’elle croyait, ce qu’elle avait toujours cru, mais elle jeta cependant un regard inquiet vers la novice endormie.
— Quoi ? s’écria l’ange. Tu n’as donc aucune pensée pour ton âme immortelle ?
— Ah, va te faire foutre, dit Chay.
Elle s’interrompit aussitôt avec un sentiment de honte. Prononcer des gros mots devant la novice ! Elle n’avait pas juré à voix haute depuis plus de vingt ans. Elle était la Supérieure, et la Supérieure ne jurait pas. Mais elle s’en voulut de se sentir coupable. Quelle importance ?
— Oui, dit-elle tandis que le prétendu « ange de la vie et de la mort » continuait d’agiter ses ailes impossibles en ouvrant de grands yeux, va donc te faire foutre, espèce d’animation de merde rapiécée à la mords-moi-le-nœud. Fais ce que tu as à faire, et finissons-en avec cette comédie.
Le grand ange noir sembla reculer un bref instant, puis il s’avança et enveloppa le lit et Chay de ses ailes immenses.
— Ah, merde, dit Chay. Je parie que ça va encore faire mal…
Le vaisseau se dressait dans l’ombre de son hangar. Il mesurait un peu plus de trois cent cinquante mètres de haut, et sa coque élancée était garnie à mi-hauteur de cinq tourelles d’armement. Son nez effilé en comportait trois autres encore plus grandes.
— Il a l’air fabuleusement rétro, dit Veppers. Qu’est-ce que c’est, exactement ?
L’alien qui l’avait accueilli un peu plus tôt se tourna vers lui.
— Techniquement parlant, afin de pouvoir satisfaire à des questionnements juridiques basés sur des lois qui, il faut bien le reconnaître, n’existent pas encore, il s’agit d’une maquette à l’échelle un virgule zéro cent vingt-cinq d’une Unité Offensive Générale de la Culture, classe Assassin.
Veppers réfléchit un instant.
— Cela ne signifie-t-il pas que c’est une maquette plus grande que l’original ?
— Oui ! dit le FCGFien en tapant dans ses petites mains. Plus c’est grand, mieux c’est, non ?
— Ma foi, oui, en général, dit Veppers en fronçant les sourcils.
Ils se tenaient dans une galerie d’observation donnant sur le hangar cylindrique qui mesurait bien mille mètres du sol au plafond, avec un diamètre de cinq cents mètres. Il avait été taillé dans un bloc de glace et de roche, l’un des quelque cinq cents milliards d’objets constituant le nuage d’Oort dans le système de Tsung. Le conglomérat de glace abritant la base de la FCGF était suffisamment massif pour générer un peu moins de un pour cent de la gravité standard. Si on baissait la tête en éternuant, on pouvait arriver à décoller. Le vaisseau qu’ils examinaient – sa coque était d’une teinte mordorée, et Veppers soupçonnait qu’elle avait été choisie pour ressembler autant que possible à son teint de peau –, était posé sur sa base circulaire, et son nez effilé pointait vers le plafond du hangar.
— Son nom fonctionnel est le Joiler Veppers, lui dit le petit alien. Bien sûr, vous pourrez le renommer à votre convenance.
— Bien sûr, fit Veppers en jetant un coup d’œil autour de lui.
Ils étaient seuls, les autres FCGFiens étant restés à bord du vaisseau quand ils avaient pris la navette pour rejoindre cet astéroïde, l’un des innombrables débris datant de la naissance de ce système solaire, quelques milliards d’années plus tôt.
— Le vaisseau vous convient ?
Veppers haussa les épaules.
— Peut-être. Et au point de vue vitesse, il est comment ?
— Mr Veppers ! Cette obsession de la vitesse ! Disons qu’il est plus rapide que l’original. Ne pouvons-nous pas considérer cela comme suffisant ?
— Et en chiffres, qu’est-ce que ça donnerait ?
— Je soupire ! Mais bon… L’appareil est capable de vélocités pouvant aller jusqu’à approximativement cent vingt-neuf mille fois la vitesse de la lumière.
Veppers dut réellement faire un effort pour réfléchir. Ça semblait vraiment beaucoup. Il faudrait qu’il vérifie, mais il était à peu près certain que le vaisseau jhlupien qui l’avait amené sur Vebezua avait voyagé plus lentement que ça. Les appareils construits par la Division Spatiale des Industries Lourdes de la Corporation Véperine mesuraient leur vitesse maximum en centaines de fois celle de la lumière. Cet engin était capable de traverser la Galaxie. Il se refusa quand même à paraître impressionné.
— « Jusqu’à » ? fit-il.
Le FCGFien s’appelait Bettlescroy-Bisspe-Blispin III, et c’était un androgyne. Bettlescroy avait le rang d’Amiral-Législateur, mais comme la plupart de ses congénères, le petit alien semblait presque avoir honte de posséder un grade. En fait, son titre officiel était – et là, la plupart des espèces avaient besoin de reprendre leur souffle avant de continuer – « Le Très Honorable Héritablement-Concurrent Vice-Émissaire Délégué Amiral-Législateur Élu Bettlescroy-Bisspe-Blispin III de Turwentire ». C’était la version courte, naturellement, qui laissait de côté ses qualifications éducatives et les médailles acquises au cours de ses activités militaires. Certains composants de ce titre étonnamment grandiose semblaient indiquer que Bettlescroy était le clone parfaitement-conforme-à-l’original d’un individu résidant sur sa planète natale dont la magnificence était encore plus imposante, au point qu’il ne pouvait pas se permettre un acte aussi vulgaire que de voyager.
Un bref instant, Bettlescroy sembla presque chagriné.
— Les paramètres opérationnels précis sont encore en cours d’optimisation pendant qu’on finit d’équiper le vaisseau, expliqua-t-il. Comme l’original, il utilise des propulseurs à agrégation hyperspatiale avec une factorisation d’induction additionnelle plutôt que la technologie plus banale à gauchissement de flux qui équipe les vaisseaux que fabrique votre société. Comme pour l’original, encore une fois, la vitesse apparente maximale peut être atteinte sur une période définie.
— Une période définie ?
— Certes.
— Vous voulez dire, par poussées sporadiques ?
— Oui, bien sûr. Encore une fois, comme c’est le cas pour l’original. Cependant, et encore encore une fois, avec un maximum plus élevé et des périodes plus longues.
— Alors, quelle est la vitesse maximum qu’il peut soutenir indéfiniment ?
Le petit alien soupira.
— Nous sommes encore en train d’essayer de la déterminer, mais elle dépasse assurément les dix kilolumières.
— Ah. Et pour ce qui est des armes ?
— Globalement similaires aux originales, avec dans certains cas des améliorations et des raffinements. En un mot, elles sont redoutables. Bien au-delà de tout ce que l’Habilitement Sichultien possède actuellement. Pour être tout à fait honnête, elles sont tellement au-delà qu’elles resteront probablement non analysables et très certainement non reproductibles dans un avenir immédiat et à moyen terme. Vous avez là, cher monsieur, un yacht spatial capable d’affronter victorieusement des flottes entières à la pointe de la technologie actuelle de l’Habilitement Sichultien, et même un peu plus. Un grand soin devra être apporté à la rédaction de la clause – comment dirais-je – de disponibilité générale du Contrat d’Utilisation et de Propriété si l’on veut qu’il soit accepté par les bureaucrates hélas trop tatillons de la Commission d’Examen des Transferts Technologiques du Conseil Galactique.
— Hmm. Ma foi, nous verrons bien. Il a quand même un style terriblement rétro, vous ne trouvez pas ?
— Il n’est pas stylisé. Il est simplement conçu. Regardez : sa forme permet à toutes les armes de pointer vers l’avant, cinq des huit peuvent pointer vers l’arrière, et il n’y en a jamais moins de cinq qui puissent pointer sur les côtés, sans aucune rotation. En cas de défaillance du champ, le profil hautement fluidodynamique procure un taux de survie élevé en environnement fortement abrasif. La disposition des composants internes et le déploiement du substrat de champ sont généralement considérés comme aussi proches de la perfection qu’on peut l’imaginer, et aucune amélioration significative n’y a été apportée depuis. Je vous en conjure, Veppers, renseignez-vous. Votre enquête confirmera ce que je vous dis : la classe Assassin est considérée à juste titre comme un classique de la conception de vaisseaux.
— Il est donc en fait très ancien ?
— Disons qu’il a fait ses preuves. De bien des façons, on n’a jamais fait mieux pour ce qui est de l’élégance fonctionnelle.
— Mais n’empêche, il est vieux.
— Veppers, mon cher ami, l’exemplaire que vous avez sous les yeux est supérieur à l’original, et cet original était ce qui se faisait de mieux à l’époque. L’architecture des vaisseaux de guerre n’a évolué que par incréments au fil du temps, avec des améliorations progressives, quoique significatives, au niveau de la vitesse brute, de l’efficacité, de la puissance de feu, ce genre de choses, mais en un sens, les différentes équipes de concepteurs ont toujours essentiellement cherché à recréer le modèle que vous avez devant vous pour les âges du futur. Tout modèle conçu aujourd’hui pour représenter une accumulation d’améliorations se trouve lui-même très rapidement amélioré, et donc dépassé au bout d’une période relativement courte. La beauté de la classe Assassin tient à ce que, d’une certaine façon, on n’a jamais pu l’améliorer. Cet héritage est assuré, et garantit que sa réputation, loin de pâlir, ne pourra que briller encore davantage.
— Aménagement intérieur ?
— L’original pouvait recevoir jusqu’à cent vingt humains, certes dans des conditions de relative promiscuité. Notre version améliorée ne nécessite qu’un équipage réduit – trois ou quatre hommes, pas plus – et permet donc de loger, disons, vingt domestiques et vingt passagers, ces derniers pouvant jouir d’un luxe considérable. La disposition précise des appartements et des suites relève entièrement de votre décision.
— Hmm, fit Veppers. Très bien, je vais y réfléchir.
— Fort bien dit. À l’instar de nos inspirateurs civilisationnels, nous ne vénérons rien, mais si eux et nous devions vénérer quelque chose, ce serait la réflexion, la raison et la logique. Dans ces conditions, votre ambition de réfléchir nous garantit que notre proposition sera perçue comme l’offre généreuse – peut-être même extravagante – qu’elle est.
— Votre assurance a de quoi susciter l’admiration de tous.